« les jeux que je construis pour les enfants, je les appelle jeux libres », affirmait la designer Alma Siedhoff-Buscher, conceptrice en 1923, alors qu’elle était étudiante au Bauhaus, du Bauspiel le plus connu de l’histoire du design.
Composé de vingts-deux pièces de bois peint, des volumes géométriques simples intégrant des formes courbes, tout en couleurs premières, le bleu, le vert, le rouge, le jaune et le blanc, le Bauspiel d’Alma Siedhoff-Buscher est typique des recherches formelles de l’école légendaire de Weimar.
Bauspiel, qui signifie « jeu de construction », est le nom définitif qu’ont pris depuis lors ces jouets en bois en formes de polygones simples qui n’ont besoin que de l’imagination créatrice des enfants pour prendre sens à l’infini.
C’est d’abord pour imposer sa présence dans l’atelier bois du Bauhaus, qui n’acceptait que des hommes, que Siedhoff-Buscher concentra ses recherches sur le mobilier pour enfants, un domaine assigné aux femmes. Plutôt que de s’en tenir à l’application des règles formelles développées par les maîtres, le Bauspiel portait à son point-limite l’idée, centrale dans le design moderne, de construction modulaire, ou Baukasten, qui signifie aussi jeu de construction, mais dans le sens plus fonctionnel de « kit de construction ».
Plutôt que construire en composant systématiquement les volumes, le Bauspiel invitait discrètement les enfants à suivre obstinément le fil de leurs narrations intérieures, et par conséquent à pousser, et jusque dans l’explosion des possibles, l’énergie d’un tracé propre.
Les élégantes tentures d’Avrandinis explorent cette force fascinante qu’est la poussée intuitive du tracé simple à travers un espace du possible. On y trouve, sous l’apparence d’ensemble d’un vocabulaire de la construction moderniste, composé de volumes et formes géométriques simples, une omniprésence du dessin libre et des histoires urbaines.
Dans son travail de représentation, Marseille apparaît ainsi comme la figure urbaine par excellence d’un accroissement de lignes brisées. Une ligne brisée, ou ligne polygonale, comme disent les mathématiciens, se forme par l’entraînement des segments, les uns à la suite des autres, comme s’ils étaient poussés en avant par une mystérieuse force de propulsion.
Le tracé n’est ni l’esquisse, qu’un geste brusque menace toujours de désorganiser, ni le construit, qui est composé du divers qu’il synthétise et finalement recouvre. Le tracé joue librement de la simplicité de sa propre énergie qui avance, avance, et s’inscrit, grave sa présence, dure, sur le support, quelqu’il soit.
Comme l’a noté l’anthropologue Tim Ingold dans son livre Une brève histoire des lignes, l’humain trace ses lignes abstraites sur des tablettes d’argile ou de cire, puis à l’encre sur du papier, dans le prolongement stylistique d’une impulsion venue du corps ; de même que les rigoles tracent leur route le long des trottoirs, c’est-à-dire segment après segment et sans justification.
En changeant d’échelle, on retrouve la même puissance, la même simplicité en réalité, à suivre la ligne de côte, le fleuve, ou la rue droite. Le tracé est la force fondamentale et irréductible du dessin, dont la présence se vérifie bien au-delà du geste artistique humain : ainsi dessine la ville, dessinent la mer et la roche lorsqu’elles poussent à l’existence des milliards de lignes brisées.
Dans ce diptyque comme dans le Bauspiel pour enfants, le regard joue avec l’évidence constructive, sans jamais en suivre les impératifs. C’est la différence entre la construction stricte et son jeu, entre Baukasten et Bauspiel : la seconde s’inscrit dans un art du tracé, et par conséquent du regard. L’expérience consiste à suivre une ligne d’intention, la sienne propre ou bien celle tracée par d’autres (comme le chasseur piste le gibier).
Suivant le tracé, le sens s’accidente, d’angle devient courbe, ou croisement, et ainsi de suite à mesure que l’on comprends que sous chaque polygone se tient toujours active la poussée autonome d’une ligne polygonale, qui se brise à sa guise en s’accroissant.
Le fond et la forme se mêlent alors dans l’élément unique du tracé : sous le visage apparaît la carte d’une ville, sous l’urbain le sable, du moins les sinuosités de poussées géologiques, tandis que médite la vague prête à recouvrir le tout.
Texte: Mathieu Garling/ Photographies: Agathe Sénéchal